Voilà donc le temps de conclure et il m’a été confié de vous parler, au terme de cette journée consacrée à la question de l’hospitalité pour les personnes en rupture de lien, d’un concept en apparence paradoxal par rapport à tout le travail qui vient d’être fourni : celui de l’ impossible qui concernerait en particulier vos métiers, nos métiers si vous me permettez de m’inclure dans cette famille que j’appellerai rapidement celle du soin, de l’éducation et de la gouvernance.
Or l’impossible , je vais essayer de vous le démontrer, n’est pas sans organiser notre travail à tous et ceci pour une raison qui va m’amener à vous proposer un premier détour : effectivement, nous appartenons tous à la même institution (on pourrait la nommer l’universel de l’humain !) je veux parler ici du langage qui est notre institution commune.
Lacan parlait des humains comme des parlêtres, qui ont la plus grande liberté : le langage, et la plus grande des astreintes : le langage
J’avais dans le temps intitulé un article « le praticable de la clinique dans le travail social : libertés et astreintes ».
La meilleure et la pire des choses disait Esope, le conteur latin qui a inspiré nos fables et La Fontaine, c’est le langage. Nous avons donc à nous demander pourquoi.
Qu’est-ce que c’est qu’un parlêtre ? on pourrait l’appeler un raté de la communication. Le langage est hétéros pour lui, c’est-à-dire étranger. Comme il est soumis aux mots qui ne font que le représenter, il n’atteindra jamais son identité, elle est toujours en recherche. Certains voudraient nous amener à la fixer, à la figer, c’est dans l’air du temps mais c’est une façon de se battre avec les impasses du langage. On aimerait tant savoir qui on est : et bien je vais vous dire ce que nous sommes, nous sommes des précaires.
Vous comprenez déjà mon détour : notre vérité, nous ne pouvons pas la cerner toute, en quelques mots ou même en beaucoup de mots. On ne peut d’ailleurs mieux la cerner que dans un mi-dire. Il n’y a pas de signification définitive de nous-mêmes : les hommes, les femmes, le genre, etc… les mots sont insuffisants et nous lâchent. Nous ignorons la division entre le besoin, la demande et le désir. Désirons nous ce que nous demandons ? et bien pas toujours ! C’est ce qui nous constitue et qui nous déchire : c’est parfois la partie la plus méconnue de nous même qui nous mène.
Alors qu’est-ce qui est bon pour ce parlêtre, pour ce précaire ? Comment faire avec lui ? peut-être pour ceux qui veulent l’aider ou qui sont mis à devoir le faire, prendre la mesure de cette précarité qui est la sienne et situer que le précaire n’est pas un étranger, et que la norme ne peut être une réponse absolue susceptible pour eux qui sont étrangers à eux même et qui disposent de moins en moins de mots pour consister, d’en faire des sujets.
Qu’est-ce qui est bon pour lui, ce précaire ? Peut-on le décider en partant d’un sujet collectif et de l’étendre à tous ? ça parait rationnel or c’est une autre impasse du langage : l’universel, le collectif, ne peut s’appréhender que par le particulier. On ne peut saisir un sujet collectif qui serait le répondant d’un sujet individuel, et pourtant il n’y a pas de sujet qui existe hors d’un collectif, sans lien social. Seul les monothéismes avec les excès que nous constatons aujourd’hui, peuvent penser à l’institutionnalisation d’un sujet collectif universel. La mondialisation a montré de façon criante que le sujet collectif ne peut être appréhendé.
La subjectivisation du sujet ne se fait pas collectivement. Cela a été tenté par certaines idéologies collectivistes qui se sont révélées plutôt catastrophiques.
Si la demande sociale peut paraître collective, ce qui est fondé et inscrit aux frontons de la République Française sous l’égalité et la fraternité, il y a toujours un bémol dans son application aux sujets. Il y a un au-delà de la demande pour le sujet : son désir qui en son fondement est désir de reconnaissance et donc de différence : le sujet peut préférer refuser de rabattre son désir en un besoin. Et ce désir ne peut être traité que un par un, ce qui met bien souvent en échec les politiques collectives.
Le sujet résiste (ou pas d’ailleurs !), mais il faut savoir que c’est là que se situe l’articulation de l’individuel et du collectif. Même dans ce monde, dans cette économie néo-libérale qui propose des jouissances multiples, variées et sans limites, on sait bien qu’il y a de la résistance, parfois collective et parfois individuelle, à cette société dont la consommation offrirait le bonheur pour tous. Mais on sait aussi que cette consommation à tous crins ne fait pas lien social et surtout suscite la reproduction de l’exclusion et de la désaffiliation.
Au cours de la journée nous avons déplié les différentes pratiques du travail social, de ce qui est au cœur du travail social dans le champ précis de l’hospitalité pour les personnes en rupture de lien. J’ai apprécié ce titre : l’hospitalité, qui introduit ce côté Janus du sujet et de l’autre. Le français nous apporte dans le mot Hôte la chance de comprendre les deux acceptions du terme : un hôte c’est celui qui reçoit mais aussi celui qui demande l’hospitalité. Il n’y a pas de civilisation qui n’ait pas pris en compte cette dimension, celle du respect de l’étranger et de celui qui pourrait être différent.
Alors des personnes en rupture de lien on en entend la pluralité. Le lien c’est ce qui tisse le rapport du sujet aux autres : il se constitue dans le langage, et ce lien c’est la subjectivation qui le met en place ( dès le biberon je dirais, ou peut-être même avant?), et il peut être en souffrance. Et aujourd’hui il est en grande souffrance, la mondialisation qui pourrait être un espoir ne l’a pas apaisé. Nous sommes passé il me semble, du malaise dans la civilisation aux maladies de la civilisation et ses abcès : je parle de l’exclusion bien sûr.
Jacques Lacan parlant du discours capitaliste dont il mesurait la grande efficacité, disait qu’il n’était pas sans entraîner ce qu’il nommait, par un barbarisme, la « crevaison ». Il a eu le courage de le dire et beaucoup qui refusent ces avancées ignorent qu’ils auraient pu s’appuyer sur lui.
Freud avant lui avait parlé de la pulsion de mort qui s’intrique dans toutes les pulsions.
Ce qui est au cœur du travail que j’ai entendu aujourd’hui, c’est la rencontre avec un autre humain en souffrance qui vise à aider la personne à s’approprier le plus possible son espace physique, psychique et social. C’est la rencontre avec ceux que l’on ne peut pas massifier, qui vont des réfugiés aux exilés, qui se trouvent avoir perdu leurs repères de civilisation, à ces asphaltés (cette notion a été amenée par Sylvie Zucca), pour qui on peut se demander s’il y a encore une réanimation possible, individuelle et collective.
Tous ces cabossés de la rue, du non emploi, de la désaffiliation, qui n’ont plus de reconnaissance d’eux même ou si peu, je m’aperçois dans ces journées que nous commençons à les reconnaître, nous les aidants. Mais j’aimerais vous faire remarquer que ceux que je nomme cabossés, que je ne veux pas stigmatiser à travers des mots qui les enferme dans un statut qui les met à l’écart, ils sont tous plus ou moins sans nom, anonymes, sans papier d’ailleurs, et que là encore l’aide et la réanimation que l’on peut tenter pour eux est de leur donner un nom, un nom singulier, pour qu’ils puissent nous adresser leurs maux, et aussi leurs mots. Et pour chacun on pourra mesurer cette loi de géométrie que je pose : le parallélisme entre le délitement social et la dégradation de la vie psychique. La perte de l’inscription sociale est parallèle à la dégradation de la vie psychique dans les atteintes psychosomatiques d’une néantisation qui est souvent en route, pour certains, avec l’alcool, les addictions, la petite délinquance, les petites perversions, les jouissances inentamables, des résistances et des passivités difficiles à déplacer. Cette loi énonce le symptôme social qu’est la précarité.
Ceux-ci n’ont pas de lieu : SDF, qui est un mot insuffisant car le mot fixe n’est pas la vérité. J’avais il y a quelques années lancé l’adage que certains ici reconnaitront : pas de toît sans moi, pas de toit t-o-i-t mais pas de toi t-o-i c’est-à-dire pas d’autre à qui s’adresser, sans moi, sans lieu pour abriter sa subjectivité, pas d’asile dans le langage. Ceci est évident pour les psychotiques qui sont souvent dans la rue depuis la disparition des asiles ; cette fermeture a été catastrophique en Italie et a conduit certains à prôner la distribution des neuroleptiques dans la rue.
Je pense aussi à ces déshérités toujours en déshérence, ces 30% anciens de l’ASE qui résident dans les CHU ou les CHRS qui doivent nous interroger sur les modalités de prise en charge institutionnelle et sur les impasses posées par ces sujets en déshérence. On a parlé de rétablissement, mais pour être rétabli il faudrait déjà avoir été établis et ces sujets en déshérence ne l’ont jamais été et n’ont jamais pu mettre en place un domicile en propre.
Durant cette journée j’ai entendu la résonnance et la rencontre de ces trois métiers qui se déploient à voilure variable et qui constituent en partie l’armature du lien social et de sa reproduction : gouverner, éduquer, soigner. Ces trois métiers conjoignent le collectif et l’individuel et se déploient dans le soucis de l’autre, dans l’écoute de l’autre, ce qui s’appelle le transfert.
Prenons l’exemple de la gouvernance : elle est bien sûr à la jointure du collectif et de l’individuel, car celle que nous nous appliquons à nous-même est en miroir du fonctionnement social. Nous sommes obligés de constater par exemple que l’autorité, celle qui ressort de la légitimité du symbolique est en souffrance aujourd’hui ; cela n’aide pas notre travail.
Freud en 1925 avait préfacé le livre d’A. Aichorn : « Jeunesse à l’abandon » ; le malaise n’est pas nouveau vous voyez ! Et voilà ce qu’il dit : « Très tôt j’avais fait mienne la boutade des professions impossibles, à savoir éduquer, soigner, gouverner. J’étais du reste absorbé par la deuxième de ces taches, mais je ne méconnais pas pour autant la haute valeur sociale que le travail de mes amis pédagogues est en droit de revendiquer. Ces trois métiers sont impossibles car ils sont marqués d’une finalité impossible à atteindre. On ne peut qu’y échouer écrit Freud, et j’ajouterai : heureusement !
Je vais faire une démonstration par l’absurde (on apprend ça à l’école !) : qu’est-ce qu’un gouvernement infaillible qui prônerait une éducation absolue, codée et normée ?
Peut-être avez-vous vu la pièce de théâtre « Hearing » qui se joue actuellement au théâtre de la Bastille, écrite par Amir Reza Kooiestani ? cette pièce se passe en Iran dans un dortoir universitaire de filles contrôlé par la commission des moeurs de l’état. On assiste à l’interrogation menée par une Kapo dans un climat de suspicion paranoïaque qui conduira certaines étudiantes à l’affabulation, à la trahison à l’exil et au suicide.
Nous avons aussi le souvenir de l’éducation infaillible par un père éducateur sans faille : celle du Président Schreiber, qui l’a conduit à la folie.
Soigner : nous connaissons un exemple de la « Furor sanandi », comme on l’appelle, qui accompagne certains acharnements thérapeutiques et qui vont jusqu’à dénier la possibilité de la mort.
Ces échecs inévitables dont nous parle Freud, il ne faut pas les considérer comme une impuissance mais comme la condition même qu’impose le désir humain et la résistance qu’il met à l’œuvre à être civilisé, éduqué, à être gouverné et soigné. Vous conviendrez que l’éducation, tâche aristocratique par excellence, est bien une tâche impossible en tant qu’elle prétend autant enseigner que former sans pour autant déformer et pervertir. La politique, de même, est une tâche impossible car elle implique le gouvernement des hommes en prétendant viser leur bonheur ou leur octroyer la liberté en les encadrant. Elle est, on ne le sait que trop aujourd’hui, vouée à beaucoup d’échecs.
Alors comment répondre à cet impossible à réaliser la finalité de ces métiers qui sont aussi fondamentaux pour constituer un projet de société qui ne soit pas la barbarie ? Le travail que nous exerçons se propose de tenter de réparer un tissus social dé hissant. Nous sommes convoqués à articuler, peut-être autrement, gouverner, éduquer et soigner.
Comment donc intervenir alors que la finalité de ces métiers est impossible pour constituer un projet qui ne soit pas la duplication du symptôme social, celui de laisser sur le bord les laissés pour compte que la société a elle-même engendrés ? Comment répondre avec les moyens modestes que nous avons, de l’exercice de ces métiers impossibles ? je dirais : pas autrement que par une position éthique, celle qui nous a rassemblé aujourd’hui, et qui fait que chacun qui s’y engage ne peut se dérober à l’impossible, pour mener à bien ce que l’on appellera le possible, le praticable. A l’impossible donc chacun est tenu pour tenir son désir, ce qui est bien un paradoxe.
Le névrosé, celui qui essaie de composer symptomatiquement avec la réalité et ses pressions peut dire facilement : « renonçons, c’est impossible ! ». Ce n’est pas ce que nous avons fait aujourd’hui et cette position éthique n’est pas sans nous donner une dimension que je dirais même héroïque (j’espère que vous vous voyez ainsi !) C’était la position d’Antigone devant Créon. Il y a quelques Nobel qui ont réalisé presque l’impossible dans du praticable difficile. Saluons-les : je pense à Malala ou tout récemment au président Santos de Colombie qui n’est pas par ailleurs un saint.
La question pour nous est de savoir si ces pratiques qui confrontent à de l’impossible supposent ce que l’on pourrait nommer des conditions d’exercice dans l’évitement de l’absolutisme et de la perversion qui n’est pas sans infiltrer ces trois métiers. Il me semble donc en regard de cet impossible et de l’éthique qu’il impose, nécessaire de définir la place que leur exercice requiert, qui est de ne pas trop en jouir et d’y reconnaître les positions d’altérité. Il s’agit pout tout praticien de ne pas être méconnaissant de la jouissance illicite qui pourrait envahir son engagement et la relation à l’autre.
Il faut s’interroger et poser la question de savoir d’où nous parlons et d’où nous posons la solution. Prenons-nous le parti pris du sujet ? Sans méconnaitre que parfois nous sommes obligés de nous substituer à lui quand il est dans une précarité d’être extrême, il faut être modeste, ne pas comprendre trop vite, ne pas combler par l’idéologie le manquement au savoir sur l’autre, ceci pour éviter que ces sujets que nous voulons aider deviennent des objets imaginaires de nous-mêmes ou des institutions. N’oublions pas que les discours sociaux explicatifs peuvent priver l’autrede parole.
Je vais vous en donner un exemple : le discours de victimisation est une carte sortie à tout bout de champ aujourd’hui : il ne faut pas ignorer qu’il refoule nécessairement la haine. D’ailleurs rompre ou tenter de rompre pour quelqu’un la vie précaire qu’il a organisé dans le refus d’existence et de subsistance suscite de la violence, une résistance à la collectivisation de son être même dans l’état où il peut être.
Alors bien sûr tout cela doit conduire à se demander de quoi sont-ils précaires ? je répondrai d’un lieu d’où s’entendre et d’où parler, d’un lieu qui pourrait réunifier ces fragments de relation qui persistent parfois encore. N’être rien, n’avoir rien demande à s’historiser et dans ce travail à reconstruire ainsi le domicile défait.
Alors faut-il une thérapie pour tous ? bien sûr que non. L’hospitalité se fonde sur la parole, sur un échange réciproque quelle que soit la misère, et ne rendons pas encore plus misérables les SDF en pensant qu’ils n’ont rien à donner, même parfois un non, un refus. La mort est l’extinction du pouvoir de donner.
L’hospitalité n’est pas donner un baraquement. Nous le savons de façon criante aujourd’hui.
Bien sûr pas de psychothérapie pour tous mais des soins, parfois dans l’articulation avec la psychiatrie, et j’insiste sur le mot, puisque la misère sociale a pris le visage de la souffrance psychique et déborde forcément le travail social dans les outils propres à sa pratique.
Alors nous tous, héros du temps moderne qui nous affrontons à un impossible, nous rencontrons quelques surprises qui ne sont pas prévues dans les protocoles, ceux qui instrumentalisent tellement les travailleurs sociaux et les délégitiment de leur engagement. Un exemple : celui de la découverte d’un peintre, d’un sujet qui lors d’une exposition de peinture s’est révélé au point d’être actuellement dans les ateliers des Beaux Arts de Paris. Certes cela ne diminue pas de façon significative le nombre de chômeurs en vue de prochaines élections, et cela n’a pas non plus traité son alcoolisme, ( l’alcoolisme des peintres n’est pas chose rare !) mais il aura pu réaliser son œuvre qui est un don au collectif.
Le 17 octobre 2016