P. Belot-Fourcade
L’alcool est un puissant psychotrope c’est-à-dire qu’il fait partie des substances qui ont une appétence pour la psyché. Nous ne nous étonnerons pas que depuis des millénaires il bénéficie d’un statut un peu spécial par rapport aux autres drogues car c’est une drogue licite qui a toujours eu un rôle social particulier : participer aux libations sacrées des sociétés, accompagner le festif comme les rituels, etc… et dont les effets ont toujours été remarqués et mis en exergue par les écrivains et les poètes.
La description d’Euripide en -550 AC dans « Les Bacchantes » ne contredirait pas cela et met l’accent sur le basculement dans le désordre dont il peut être cause : c’est le triomphe de la « teuf » dont l’apothéose finale est l’éclatement de la dimension même de la civilisation dans un retour au chaos où la violence, l’inceste, l’outrage et la jalousie s’achèvent dans le meurtre.
Les sociétés ont eu à répondre de la question de la jouissance induite par l’alcool et ses excès et nous ne nous étonnerons donc pas non plus que les analystes s’en soient très tôt préoccupés : Freud a d’emblé situé l’alcool comme « briseur de soucis », déchargeant le sujet de la douleur d’exister. Les premiers analystes l’ont suivi et ont pensé, espéré que la psychanalyse pouvait être un traitement de l’alcoolisme et du fléau social qu’il pouvait représenter.
Modulons ces deux derniers points :
1 – De briseur de soucis qui décharge de la douleur d’exister, l’alcool devient le souci qui soumet à son diktat celui qui boit : le sujet disparait derrière sa consommation, il est bu, pourrait-on dire : où trouver le sujet ? qui, dans le court-circuit addictif, est dans une prise directe et réelle de l’objet qui élude la réalisation fantasmatique et ses limites, oscillant entre le triomphe sur les contraintes des névrosés ordinaires et l’effondrement des endommagés de la vie affective et sociale ? Où est le sujet ? Quel est son nom ? Les alcoologues de nos jours sont dans le même embarras de ne pouvoir nommer ces sujets. Aujourd’hui cela serait, certes, discriminant de parler d’alcooliques car en effet, « on a bien le droit » à toutes les jouissances et le cadrage du réel sexuel est de ce fait discriminant ! L’embarras de la nomination se retrouve sous les différentes dénominations proposées : certains les appellent alcooléens, buveurs excessifs, les alcooléates, d’autres, par des périphrases « des sujets en prise avec l’alcool », alors que ces sujets, eux-mêmes, s’inscrivent plus facilement sous le nom d’alcooliques anonymes.
2 – « L’homme alcoolique », comme l’appelle J.P. Descombey , pose à la psychanalyse de redoutables questions : certains analystes, ne craignant pas de s’aventurer sur ce qui peut paraître les marges dont les bords ne sont creusés que par l’exclusion, ont accepté le déplacement de la cure type avec ces patients, qui tient compte de ce « défaut fondamental » d’un lieu subjectif qui n’a pu se constituer et qui impose un maniement du transfert différent.
Si la psychanalyse se doit d’aborder les questions relatives à la jouissance du sujet, et poursuivre ne serait-ce que dans les marges une interrogation sur la question de l’alcool, il est impossible d’espérer qu’elle soit le traitement absolu à la « solution chimique », au « désêtre », à cette jouissance totalitaire que représente l’alcoolisme dans « ce mariage heureux du sujet et de son produit » . « C’est le mariage heureux, l’harmonie la plus pure… » écrivait Freud qui se demande aussi « pourquoi la relation de l’amant à son objet sexuel est-elle si différente ?». Les analystes, nous le savons, sont rarement sollicités à intervenir dans les mariages heureux, qui sont rares entre « parlêtres »!
Si bien sûr, les analystes n’ont pas été sans apporter des éclaircies dans ce continent gris de l’alcoolisme, tentant de le faire entrer dans les avancées de la théorie psychanalytique, ils ont rencontré les impasses des sevrages, de la dépression, de la répétition, des difficultés de la mise en place et du maniement du transfert. Ils se sont surtout confrontés à l’impasse de formuler une doctrine définitive de l’alcoolisme. Ils ont toutefois souligné le lien fondamental entre la faillite narcissique et la défection sociale. Férenczi avait déjà fait valoir que le désastre phallique est un initiateur de l’alcoolisme : il comprenait très bien que la méchanceté d’une femme et la perte d’un cochon pouvait conduire un homme à boire !
K . Abraham, S. Rado, E. Glover participent de ces élaborations autour de l’alcool, également un Kleinien comme Rosenfeld. J.M. Dougall fait ressortir que l’addiction est un terme du droit romain : « contrainte par corps de celui qui n’a pas payé sa dette »et fait percevoir que la référence au droit romain fait valoir, de façon métaphorique, ce qu’il en est du court-circuit addictif comme échappée par rapport à l’inscription sociale; Jean Clavreul situe dans plusieurs de ses écrits que l’alcoolique n’est pas inséré dans la parole ; Balint, excellent clinicien, dans « Le défaut fondamental », se rapproche le plus de ce que sera l’hypothèse de C. Melman pour comprendre la jouissance de l’alcoolique à partir du concept de jouissance Autre, jouissance non plus cadrée, limitée par l’inter-dit de la métaphore phallique qui introduit la permanence du fantasme, mais qui ne trouve sa limite que dans le corps et la mort. Fouquet, d’ailleurs, qui a mis en place l’alcoologie et donné cette définition pas trop mauvaise de l’alcoolisme qui est de « perdre la liberté de s’abstenir de boire », parle, lui, de l’athanatognosie de ces trompe-la-mort. On peut utilement sur ces travaux se référer à la lecture des « Ecrits psychanalytiques classiques sur les toxicomanies », ouvrage fondamental coordonné par JL Chassaing.
La clinique de l’alcoolisme et le cadrage de l’hubris qu’il génère se déclinent selon l’évolution de la société. Le développement de l’alcoologie, du contrôle social de l’hygiénisme, la médicalisation de l’alcoolisme en maladie a désacralisé celui-ci. On est passé au cours du XX° siècle du « vin divin » régi par les fondements mythiques et archaïques qui font toujours qu’on lève une coupe à la célébration d’un évènement, à « l’alcoolisme athée » selon l’excellente expression de JP Beaumont.
L’évolution industrielle scientifique et technique a accompagné l’évolution du capitalisme à la fin du XIX° et au début du XX° siècle. L’alcoolique (cf. dans Scilicet : « la clinique de l’alcoolique », travail important et innovateur de C. Melman là dessus), ne pouvait s’envisager sans percevoir de quel lien social il était exclu, celui du partage des biens. Dans une sorte de socio-génèse, l’alcool se trouve être la consolation de l’humiliation sociale du prolétaire ; on ne reprochera, bien sûr, jamais à un alcoolique d’être un capitaliste!
Mais persistait et persiste encore dans cette clinique classique de l’alcoolisme la fonction sociale du bistrot en tant que support de la socialisation pour les déshérités du monde. Le traitement médical et hygiéniste de cette époque qui se poursuit en partie de nos jours s’est heurté à l’impossible classification des jouissances, de l’hubris et, comme je l’ai déjà évoqué, à une nomination du sujet disparu qui se présente sous le nom d’alcoolique anonyme, n’ayant pu trouver un lieu subjectif et un nom sous lequel s’inscrire.
Les appellations diverses (dépendance, mésusage, buveurs excessifs…) et la déclinaison en tout genre des traitements ( n’oublions pas « les cures de dégoût » des années 70 /80, la prise quotidienne de l’Espéral qui n’arrivait pas à réaliser son nom) et des politiques de prévention plus ou moins et forcément erronées, ont été les propositions d’une démocratie sanitaire, basées sur une sorte de traitement moral et autoritaire de réhabilitation.
Ces traitements proposés par la démocratie sanitaire ne seraient pas sans vertus et bénéfices salutaires (diminution de l’alcoolisation des populations et des épisodes létaux de l’alcoolisme : cirrhoses, délirium tremens, syndrome de Korsakoff, etc..) s’ils ne s’étaient pas accompagnés d’une psychologisation qui forclôt ou rend sourd à la jouissance auto-érotique de l’alcoolique avec la lettre ( cf texte de C. Melman « Construction en analyse » dans le dossier) qui serait la seule voie pour retrouver le sujet et son accrochage à la parole et au verbe.
Mais il semble que de façon accélérée et précipitée, ces dernières années, nous assistons à une véritable mutation de l’appréhension scientifique de l’alcool, alors même que la modalité de prise de consommation d’alcool évolue. En effet, les lobbys médicaux ont plutôt évolué vers une homogénéisation, une uniformisation de la consommation de drogue, en « addictions », ravalant la clinique de l’alcoolisme sur celle des toxicomanies. Cet abord de l’alcoolisme s’étaye du développement de la prise d’alcool chez les jeunes, par exemple « le binge-drinking » qui réalise un shoot bien différent de la prise d’alcool de Coupeau et de Gervaise ou de M. Duras( à ce propos lire les articles du dossier « Alcools » de « La Revue lacanienne » N°7 de juin 2007 ; de Pascale Moins « Alcool et nouvelles cliniques ? De l’apsychognosie de Fouquet au bingedrinking comme conduite à risque » et de Pascale Belot-Fourcade « Boire, dit-elle » sur l’alcoolisme de M.Duras).
Que penser de cette mutation ?
Ne sommes nous pas en voie de dépasser le malaise dans la civilisation qui situait le rapport boiteux du sujet à son monde dans une inadéquation de sa jouissance et de la collectivisation de son être ? Ne sommes nous pas en train de passer à l’ère d’une société réglée par l’économique, rabattue dans un idéal consumériste qui dénie le malaise fondamental et structurel du sujet et génère les maladies et les abcès de nos civilisations, en particulier une toxicomanie qui se généralise ?
Cette aggravation, Lacan l’avait formalisé dans le mathème du discours capitaliste qui n’implique plus aucun lien entre les partenaires humains ; nous connaissions le couple maître/esclave, le discours capitaliste ne crée rien de tel mais simplement le rapport de sujet avec un objet à consommer. Il s’agit d’une dé-liaison radicale. Cette dé-liaison n’est pas sans se démontrer dans la précarisation des populations qui n’a bien sûr rien à voir avec la précarité fondamentale du sujet et se traduit par une psycho-somatisation de la néantisation fondamentale du sujet. Dans la précarité, on boit beaucoup et nécessairement ! Et la précarisation ne touche pas uniquement les sans-domiciles !
Dans cette société toxicomaniaque, on est loin de la problématique de l’alcoolique bon travailleur, père humilié, de l’alcool au bistrot avec les copains ! On n’est donc pas étonné de voir apparaître aujourd’hui la promotion du Baclofène dans la lutte contre l’alcoolisme : trouver une drogue plus forte que l’alcool n’avait pas été sans faire naître un espoir, une « solution satanique » disait Jones.
Dans un texte du Quotidien du Médecin de Novembre 2011 l’AFSAP mettait en garde contre l’utilisation d’un produit utilisé comme myo-relaxant, soulignant les paradoxes d’une prescription elle-même transgressive et toxicomaniaque.
Le Baclofène est un myo-relaxant d’action centrale révélé par un médecin alcoolique qui s’était auto-médiqué au Baclofène, promu par des apprentis sorciers sur un mode prosélyte et transgressif par rapport aux mises en garde de l’AFFSAP qui se légitiment par le drame de certaines alcoolo-dépendances, ( ce traitement est donné dans l’alcoolo-dépendance à des doses très supérieures à l’autorisation de mise sur le marché de ce produit) : « ils ne boivent plus (même si les problèmes ne sont pas réglés pour autant) » ; « le patient n’est plus dépendant de l’alcool mais de ce médicament », ce sont les discours qui conditionnent un discours offensif de ce forcing thérapeutique qui reprend en miroir la logique toxicomaniaque. Ouvrirait-on par là, dans la promotion de ces nouveaux produits, le chemin à des possibles toxicomanies préventives ?