Le Gamin au vélo

Claire FELTIN

Juillet 2011

« Pas grave !», dit plusieurs fois Cyril à son père qui ne lui a pas laissé d’adresse et a vendu son vélo.
« Pas grave ! », dit ce gamin pourtant dans une gravité qui frappe le spectateur.
« Pas grave ! », pas de négation pour inscrire le sujet – c’est cette négation que Samantha la coiffeuse, jouée par Cécile de France, demande au père de formuler : « C’est à vous de lui dire que vous ne lui téléphonerez pas ».
Elle n’a pas de jugement sur ce père : aucun jugement, aucune explication psychologique dans ce film comme dans tout le cinéma des Dardenne. Seulement un travail sur la langue.
Quand Cyril lui demandera pourquoi elle a accepté de le recevoir en week-end, elle répondra : « Je ne sais pas ». Une rencontre, ça ne s’explique pas.
Même si dans ce film c’est toujours la question du père qui hante les frères Dardenne, elle se précise du côté de « qu’est-ce qu’une rencontre ?» et de la question de « qu’est-ce qu’une adresse ? ».
Certes, Cyril cherche l’adresse de son père, disparu comme un gamin pour « refaire sa vie », sans s’embarrasser de son fils. Mais ce qu’il cherche surtout c’est une adresse, et c’est une femme qui va l’endosser.
Le téléphone du père ne sonnera pas en fin de semaine, mais celui de Samantha, lui, sonnera souvent pour dire à Cyril le soin qu’elle a de lui.
Il sonnera surtout à la fin du film quand Cyril est tombé, tombé de haut pourrait-on dire, qu’il est sonné, mort, dans le coma, évanoui : on ne sait pas. Mais le téléphone sonne, c’est elle, et il se réveille, ré-enfourche son vélo pour la rejoindre. Il connaît maintenant son adresse.
Que s’est-il passé avec cette coiffeuse pour que Cyril puisse formuler une demande ? Il la rencontre dans une maison médicale alors qu’il recherche l’adresse de son père. Des éducateurs veulent le récupérer, il enserre violemment Samantha. Elle ne le rejette pas, elle lui demande seulement de la serrer s’il le souhaite, mais moins fort, ça fait toute la différence. La rencontre devient possible pour lui du lieu de cette sorte d’accueil inscrit dans la langue. Il peut la serrer moins fort.
Et puis elle lui rachète son vélo, comme s’il fallait d’abord qu’elle prenne réellement en compte l’importance de récupérer ce vélo, pour qu’une rencontre soit possible.
Actuellement dans notre social, il est beaucoup question de « la rencontre », comme si ce n’était plus quelque chose d’ordinaire « une rencontre », comme s’il fallait travailler la question.
Et en effet ce film pointe sans doute un trait de la clinique actuelle. Il faut qu’un acte réel soit posé, ici le rachat du vélo, pour qu’une entrée dans le symbolique devienne possible, pour qu’une demande puisse se formuler.
Lorsque Cyril récupère son vélo, il va pouvoir poursuivre la voiture de Samantha et lui demander si elle veut le prendre en accueil le week-end. C’est à partir d’une blessure réelle qui a été entendue qu’il peut demander.
Et Samantha va tenir le coup. Sa relation à Cyril va être inconditionnelle, comme celle d’une mère pourrait-on dire, mère dont on ne sait rien dans le film, comme souvent dans le cinéma des Dardenne.
Mais pas seulement comme une mère car Samantha est une femme. Elle a un ami qui lui demande de choisir entre Cyril et lui. L’un ou l’autre, ce n’est pas ce qu’elle veut. Pour elle ce n’est pas l’un ou l’autre, et s’il décide de la quitter ce n’est pas à la demande de Samantha. Elle, ce qu’elle demande, c’est que ce ne soit pas l’un ou l’autre.
On peut dire qu’elle occupe à cet endroit la fonction paternelle qui inscrit le trois, pas le deux. Entre deux personnes il y a l’Autre pour elle, à son insu.
Et c’est ce qui va permettre à Cyril, malgré les difficultés qu’il va rencontrer, de se structurer, de s’accrocher.
Bien sûr il va faire une mauvaise rencontre, un garçon comme lui croit-il, qui vient du même internat éducatif, et qui lui demande combien il prendra pour participer à une affaire : « Rien, je le fais pour toi », répond Cyril. Et c’est là qu’il va tomber de haut. La route des identifications n’est pas sans embûches.
Mais Cyril a une adresse, il est allé voir ce qui se passait dans la chambre de Samantha et son ami, quand ce dernier était encore chez elle. Samantha s’est levée, est allée voir Cyril : « Je pense à mon père », lui avait-il dit.
Si vivre une sexualité c’est bien, comme dit Lacan, « comment se servir du père pour pouvoir s’en passer », c’est la question qui court dans les films des Dardenne. Ils l’illustrent magistralement même s’ils disent ne pas en venir à bout – comme tout un chacun.
Et c’est par une femme, de manière beaucoup plus marquée, dans ce film, que se pose la question de la fonction paternelle : c’est peut-être ce qui donne à ce film, malgré sa violence, une impression de légèreté.