Insertion et discours social

Chantal Gaborit
« Il est certain que se coltiner la misère,
c’est entrer dans le discours qui la conditionne,
ne serait-ce qu’au titre d’y protester » J.Lacan ,

A lecture de cette phrase de Lacan, nous pouvons tenter de repérer comment fonctionne notre discours social, et comment il détermine le travail social.

En effet la question de l’identité du travailleur social semble d’une grande actualité, particulièrement pour ceux qui, à une place ou à une autre, sont chargés de l’insertion.

De multiples conditions, et entre autres le réel du chômage, donnent à cette question une actualité toute particulière. De même la présence si insistante dans le discours social ou politique du signifiant insertion – avec évidemment son signifiant contraire : exclusion – n’est pas sans effet sur la façon dont chacun d’entre nous envisage son propre lien social et s’y engage en tant que sujet.

Comment ce signifiant insertion opère-t-il dans notre collectif ? Si cette insertion se présente comme un impératif, quels en sont les effets pour le sujet, qu’il soit celui qui est convié à s’insérer, ou qu’il soit celui qui, parent, éducateur ou travailleur social, soumis au même impératif, se trouve tenu de transmettre cette invitation ? Et comment cet impératif peut-il mettre en difficulté en ce qui concerne l’identité ?

Rappel historique

Notons tout d’abord que du point de vue étymologique insérer signifie introduire un caractère dans un texte, inclure une lettre ou un paragraphe dans un texte existant.

Le terme insertion, au sens où nous l’entendons actuellement, est apparu dans notre vocabulaire socio-politique dans les années 70-80. Concept récent donc, mais qui découle de signifiants plus anciens, fortement ancrés dans notre discours et qui le déterminent tels que Egalité, Solidarité et plus récemment Participation.

Le concept d’insertion sociale a été pensé, au départ, spécifiquement autour de la problématique des jeunes, de leur accès à l’emploi, et de leur place dans le système économique. L’Etat se reconnaissait une dette vis-à-vis des jeunes et, en période de difficultés économiques, il se préoccupait d’eux prioritairement.

Puis progressivement le terme s’est étendu, et actuellement il recouvre l’invitation faite par le social à tous ses membres, et pas seulement aux jeunes, à prendre place, à s’inscrire dans un lien social actif, à participer au symptôme commun, au discours commun, à l’idéal collectif. Car notre subjectivité n’est pas qu’affaire privée, elle est très largement engagée et déterminée par le discours qui sous-tend notre lien collectif dans une société.

Entendu ainsi le terme d’insertion vise tout le monde, les enfants, les adolescents, les jeunes adultes, les étrangers, les S.D.F., etc…, actuellement chacun est appelé à s’insérer.

D’autre part l’insertion désigne aussi l’ensemble des dispositifs permettant que le terme soit opérant. Le R.M.I. en est le plus connu, mais on peut noter que ces dispositifs sont nombreux, variés, parfois originaux, et qu’ils visent tous ceux qui sont repérés par le social comme étant le plus en risque d’une dérive vers l’exclusion (les jeunes, les chômeurs de longue durée, les femmes, etc…).

La dette symbolique

Ce qui apparaît, d’une part au travers de ces dispositifs, et d’autre part dans le fait que maintenant l’insertion s’impose à chacun, c’est une modification progressive de la question de la dette symbolique, c’est-à-dire une modification de la façon dont, à l’âge adulte, nous sommes tenus de répondre à un certains nombre de contraintes afin de fonctionner dans un collectif tout en essayant en même temps de rester désirant, original, singulier.

En effet, avant les années de crises économiques, et depuis déjà longtemps, la façon la plus habituelle de payer, dans le social, sa dette symbolique était certainement de travailler, et également d’avoir des enfants. Dans ce travail on trouvait une articulation entre le désir singulier et la contrainte collective. En retour l’état se reconnaissait une dette, un devoir de protection envers ceux qui ne pouvaient pas travailler, et qu’on considérait alors comme des victimes à aider (les pauvres, les émigrés, les handicapés,…). Le R.M.I., lors de sa création, leur était destiné comme une passerelle offerte pour se réinscrire dans un lien social mettant en jeu la question de la dette et du travail, et pas seulement le statut de victime, même si effectivement ils avaient affaire à l’injustice.

A côté de cela, il y avait aussi ceux qu’on appelait les marginaux, qui eux non plus ne travaillaient pas mais qui n’étaient pas considérés comme des victimes car tout le monde s’accordait pour sous-entendre qu’ils avaient peu ou prou choisi leur situation. Et le social les laissait tranquilles pourvu qu’ils ne dérangent pas l’ordre établi. Ils ne payaient pas vraiment leur dette symbolique, ils ne mettaient pas en oeuvre leur désir, mais ils ne demandaient rien.

On pouvait dire qu’alors l’Etat et ses citoyens étaient dans un rapport de dette mutuelle, et que ceux qui ne participaient pas complètement au système n’étaient pas pour autant considérés comme exclus mais plutôt comme marginaux (quand on est dans la marge on est un un peu à côté du texte mais pas complètement en dehors). Et la gestion sociale consistait entre autre à gérer cette frontière.

Insertion à tous les étages

Actuellement il semble que les choses ne se présentent plus du tout ainsi. L’extension des dispositifs d’insertion à toutes les tranches d’âge, à toutes les catégories de population, la généralisation du R.M.I., tout cela aboutit à ce qu’on ne raisonne plus en termes de gestion de la marge ou de la frontière, on ne raisonne plus en termes d’engagements réciproques et de dettes mutuelles ; ce dont il est question actuellement c’est d’insertion, c’est-à-dire que nous sommes dans une problématique du dedans et du dehors.

Avec comme conséquence un rapport à l’autre en des termes qui ne prennent pas en compte l’altérité, la différence, la marge. Ici peu de tolérance à la différence et au symptôme, on est dedans sinon on est dehors !

Et si on parle plus que jamais des exclus, ce n’est plus en termes de victimes à aider ou de clochards à laisser tranquilles, c’est toujours dans une visée d’insertion. Visée tout à fait impérative puisque si l’arrivée du terme d’insertion a créé une ségrégation sémantique entre insertion et exclusion (on ne peut être que d’un côté ou de l’autre, il n’y a plus de marge), elle a fait passer dans le même temps le terme d’exclusion totalement sous le coup de l’impératif d’insertion, à tel point qu’on n’évoque plus l’exclusion qu’en termes de « lutte contre… ». L’insertion devient obligatoire sinon on est exclu. Comme si ce terme ne fonctionnait que pour lui-même.

Si bien qu’on en arrive à ce point qu’actuellement s’acquitter de sa dette symbolique dans le social n’est plus lié au travail ou à l’engagement dans la sexualité mais à l’insertion seulement. Il suffirait d’être inséré ! La logique institutionnelle du R.M.I. en est un exemple : le maintien du R.M.I. est lié totalement et uniquement aux efforts de la personne pour s’insérer. Et de plus comme actuellement il n’y a pas de travail pour tout le monde l’insertion est le plus souvent réduite à « avoir un logement ».

Si dans notre social actuel ce signifiant s’impose à tous, il prend une virulence toute particulière en ce qui concerne les jeunes, car ils représentent une catégorie mal définie, un moment de formation plus ou moins réussie, s’étendant de la fin de la scolarité obligatoire jusqu’à la mise au travail, avec une inscription sociale parfois très floue. Alors bien sûr, puisque dans le découpage binaire de l’insertion la marge n’est plus tolérable, c’est sur ceux. qui sont dans le flou – ni vraiment dedans, ni vraiment dehors – que l’impératif pèsera le plus fortement : c’est le cas des jeunes, mais aussi des personnes en difficultés psychiatriques, etc.

Pourquoi certains peuvent-ils croire à l’insertion ?

A répertorier ainsi les modalités de l’insertion telles qu’elles se présentent dans notre social, on peut en repérer les excès ou les insuffisances, mais on ne voit pas vraiment en quoi cela ferait fondamentalement problème. En effet, cette invitation, même pressante, à inscrire son désir dans des contraintes préétablies, n’est-ce pas le mouvement même, la dynamique même de l’adolescence ? Et les adolescents repèrent très vite ce mouvement subtil par lequel ils doivent passer pour devenir adultes, à savoir à la fois renoncer quelque peu aux prétentions de leur désir singulier, et en même temps maintenir leur originalité, leur créativité, et tout ce qui fait leur personnalité.

Alors pourquoi certains peuvent-ils s’appuyer sur la certitude que le discours social reflète et traduit un désir les concernant, ils y entendent alors une invitation à laquelle ils peuvent consentir, tandis que pour d’autres la disjonction est radicale entre ce qu’ils ont pu repérer du désir qui les a fait advenir comme sujet dans leur enfance, et ce qu’ils perçoivent de la demande sociale.

Pour ma part j’y vois trois raisons :

1 – La première raison tient au fait que l’invitation est devenue un impératif. Plus personne ne peut passer au travers des mailles du filet de l’insertion. Du coup la demande sociale ne peut plus être entendue que comme totalement arbitraire, et n’ayant plus aucun rapport avec la question du désir. Dans une invitation on entend le désir sous-jacent de l’autre, dans un impératif on ne l’entend plus. Dans une invitation on peut répondre oui ou non, à une injonction on est soumis absolument. Et seule demeure alors la dimension de pure soumission à un ordre, à la castration. La demande sociale devient alors une pure injonction à prendre place. Si l’articulation au désir est absente, alors tant qu’à faire de se soumettre à l’injonction et de prendre place, n’importe quelle place fera l’affaire. Devant la vigueur de l’impératif à s’insérer à tout prix certains s’abolissent comme sujet et s’y offrent comme objet tant ils ont bien entendu que ce que l’on attend d’eux ce n’est pas qu’ils mettent en oeuvre leur désir mais qu’ils prennent place dans la grande entreprise collective et qu’ils se taisent.

Certains poussent à l’extrême cet esprit en le mettant en oeuvre dans un mode de vie basé sur le trafic, commerce où ils vendent indifféremment des objets ou des produits, ou bien où ils se vendent eux-mêmes, où ils s’offrent comme objet.

D’autres encore ont tellement bien entendu l’appel impératif à l’insertion qu’ils s’y inscrivent volontiers, mais dans un écrasement narcissique où ils ne sont plus que des objets dénués de valeur. Ce sont ceux qui viennent trouver les travailleurs sociaux avec comme projet de vie : s’inscrire à la COTOREP à 18 ans, puis au R.M.I. dès 25 ans. Réduisant ainsi l’insertion à son versant purement économique, ils y laissent leur avenir et leur dignité.

Certains enfin jouent avec cet impératif afin de maintenir une possible survie de leur désir, c’est-à-dire que de l’insertion ils en redemandent, ils l’exigent comme un dû, renvoyant ainsi au social le ridicule de la dette quand elle n’opère plus que dans un mode artificiel, non référé au désir et à la loi. Ce sont ceux qui en demandent toujours plus à l’aide sociale, comme un droit, un dû, ne faisant ainsi que refléter ce qu’on leur offre.

Et puis il y a ceux qui s’installent dans une effrayante passivité, assis pendant des années sur le même banc, dans une sorte d’anesthésie générale qui ne leur permet de s’insérer nulle part, ni dans un travail ou une formation, ni dans une conjugalité, pas même dans la délinquance. Pour eux l’impératif a opéré comme un redoublement de la castration et non comme un allègement de la castration, sans espoir pour le désir, sans espoir pour une rencontre.

A propos de ceux-là, les moins bruyants, il apparait que si le terme d’insertion avait pour contraire le terme d’exclusion, on pouvait aussi l’opposer à désertion.

Insertion/exclusion mais aussi insertion/désertion.

Et de la même façon que l’impératif de l’insertion pousse certains à s’exclure, on peut se demander si cela n’incite pas aussi à déserter son désir. Non pas à refuser son désir mais à le déserter. Pour eux le social est tellement cohérent, tellement déshabité, qu’aucun message les concernant, aucune intention ne leur vient en retour, comme si personne ne les appelait. Et nous savons tout combien nous avons besoin de croire que quelqu’un nous appelle. Devant ce discours tellement silencieux, ou au contraire tellement criard ou insistant dans son martèlement à l’impératif, non seulement ils ne peuvent pas mettre en oeuvre leur désir, mais ils ne peuvent même pas le questionner. Ne se sentant pas appelés ils ne répondent à rien, parfois même ils ne demandent rien, ni ce dont ils ont un besoin vital, ni ce à quoi ils auraient droit.

2 – La deuxième raison qui contribue à créer une disjonction entre le désir du sujet et ce qu’on attend de lui dans le social tient au signifiant insertion lui-même avec sa connotation d’entrée dans quelque chose, induisant une représentation imaginaire de ce que serait l’insertion. L’imaginaire étant alors de croire que s’insérer c’est prendre place, et prendre place à l’intérieur. Cette représentation en terme de place et de dedans/dehors, me parait être une des plus grandes difficultés contenues dans ce signifiant.

En effet dans le parcours subjectif de l’enfant, tout le mouvement de l’enfance et surtout de l’adolescence consiste à s’extraire en partie de la famille pour aller vers cet extérieur imaginaire qu’est la société. Et pour tout enfant c’est un véritable effort de dégager sa subjectivité de celle de ses parents pour aller vers l’imprévisible. Alors, quand à l’adolescence, tout à coup, on leur dit qu’il ne s’agit plus de s’ouvrir vers l’extérieur mais de rentrer dans quelque chose de préexistant, évidemment ce qu’ils découvrent là c’est la tromperie, la tromperie des promesses oedipiennes de jouissance avec le risque d’errance qui guette celui qui ne réussira pas cette insertion. Cette idée du dedans et du dehors est très justement rendue dans le film « La haine » de Kassovitz par la réflexion d’un jeune disant à ses copains : « Eh, les gars, on est enfermé dehors ».

L’identité de ces jeunes a parfois tellement peu d’enracinement symbolique qu’il ne leur reste plus que des repères imaginaires en terme de place, de lieux géographiques très restreints, aux dimensions de leur quartier, comme si leur identité se trouvait réduite à cela.

2Alors que toute notre culture nous a appris que l’identité est une construction qui relève plus du déplacement que de la fixité en un lieu.

3 – La troisième raison qui, dans notre discours social, contribue à ce qu’on n’y repère plus d’attente de la part de l’Autre tient à ce que l’impératif de l’insertion requiert sans cesse l’adhésion du sujet. A chaque moment de la vie on demande à quelqu’un ce qu’il veut. On sollicite sans cesse son savoir personnel mais sous sa forme la plus trompeuse : la motivation. Actuellement on appelle ça le projet. Le projet c’est le ressort de l’insertion. Nous l’avons vu pour le R.M.I., c’est vrai aussi pour l’adolescent à chaque étape de son orientation. Cela peut laisser supposer à un jeune que sa possible insertion sociale ne dépendrait que de lui-même et de son bon vouloir. Comme si on lui énonçait : « tout est possible, il suffit de le vouloir et de nous le dire. »

Comment à partir de cela repérer la réalité, le réel qui organise notre social ? D’autant plus que le réel, celui du chômage par exemple, ils le rencontreront de toutes façons, avec brutalité parfois. Mais alors ils ne sauront pas le lire comme une limite réelle, comme un impossible, et le prendront comme une marque de leur propre impuissance ou de celle des adultes, ou encore comme une manifestation de la malveillance de la société. Ceci est encore renforcé par le fait que la lourdeur administrative des dispositifs ne permet pas un suivi où la relation serait personnalisée et permettrait une identification ou un transfert.

Certains d’ailleurs revendiquent la place d’exclu comme leur seule identité possible. Par exemple la place de victime est parfois une revendication identitaire, d’où l’attirance que l’on constate pour la précarité.

Quels sont les effets de cet impératif ?

Cette pressante sollicitation de la motivation individuelle aboutit au fait que la participation au symptôme commun, et au travail, n’est plus requise sous le coup d’une obligation, ce qui permettrait de réveiller le sujet désirant, mais en référence pure et simple à la subjectivité, rendant l’accès au désir encore plus indéchiffrable, encore plus ignoré.

En effet, si l’invitation à travailler est à entendre comme une invitation à désirer, et à devenir adulte, en ce sens qu’elle demande nettement d’inscrire son désir singulier dans une forme sociale préétablie, et qu’elle dit dans le même mouvement l’impératif de la castration et la nécessité de ne pas écraser le désir, au contraire pour certains l’impératif à s’insérer ne peut jamais être entendu sur ce mode paternel. Il est tout à fait sensible quand on écoute ces jeunes que l’insertion résonne pour eux comme une invitation dévorante. Avec l’impératif de l’insertion, déconnecté de la question du travail et du manque, il n’y aurait rien à faire de son désir, il n’y aurait qu’à s’offrir à la dévoration, à entrer dans cet engloutissement maternel au sens le plus mythique du terme. Comme si toute altérité était gommée.

Cette perspective d’anéantissement est de toutes façons en première ligne pour tout adolescent quand il s’agit de devenir adulte. A ce moment plus qu’à tout autre la pulsion de mort est à l’oeuvre. Il n’y a qu’à les écouter parler de leur avenir pour entendre la proximité de la problématique de la mort et l’actualité de la question : comment entrer dans la logique de l’impératif sans en mourir ? Et la réalité du SIDA réactive encore la question : comment devenir adulte, et se risquer à la sexualité sans en mourir pour de vrai ?

Que peut-on faire ?

Quand on est en position ou en responsabilité d’accompagner des plus jeunes dans cette démarche, comment faire pour ne pas y perdre soi-même ses propres références ? Le maintien d’une position subjective divisée dépendra de la façon dont on pourra rester en lien avec son propre questionnement sur son rapport à la loi et au désir, sur son rapport à l’autre, à l’altérité.

C’est une difficulté que nous connaissons bien, et qui se présente à nous de façon répétitive, chaque fois que le désir est en jeu, et que se pose alors la question de « que me veut-on ? ». Cette question traduit le fait qu’on se heurte là à quelque chose d’impossible, car du fait que le désir de l’Autre reste pour nous une énigme – et c’est d’ailleurs une condition du maintien du désir – notre ressenti le plus commun est plutôt de nous sentir exclus, jamais vraiment à notre place.

Ainsi, on peut dire que l’insertion est quelque chose d’impossible. Si on peut trouver des critères pour définir les exclus, qui peut énoncer tranquillement qu’il serait du côté des insérés, qui a une telle garantie dans la vie ?

Et sans doute n’y a-t-il pas d’autre position tenable que de consentir pour soi-même à cet impossible si on veut pouvoir amener un autre à se poser pour lui-même la question de sa responsabilité, c’est-à-dire celle de sa place sexuée, celle de sa place de sujet du langage.

Pour tout sujet, cette rencontre avec l’absence de garantie est difficile, mais cela peut devenir insupportable d’en être le témoin pour un autre pris avec nous dans une relation de transfert ou d’identification. Car c’est alors notre propre consentement à cet impossible qui est mis à l’épreuve. Et cela peut faire vaciller notre rapport à la parole, et nous pousser à vouloir incarner un seul discours, en nous en faisant le porte-parole anonyme ce qui a un effet désubjectivant immédiat, car alors l’énonciation qui engage et permet la rencontre est perdue au profit d’énoncés impersonnels tels que les conseils ou les contrats.

Insérer suppose un interstice

Pour revenir au sens premier du verbe insérer (inclure un caractère dans un texte), il semble que pouvoir s’insérer implique au moins que le texte ait quelques trous, quelques interstices qui permettent d’y inscrire sa lettre, lettre ratée ou manquante, ou n’arrivant pas à la place prévue, mais lettre participant au sens du texte.

Quels sont actuellement les interstices dans notre social ? Quelle place laisse-t-on au ratage, à l’hésitation, au temps ?

Ce que nous rappellent ces personnes qui résistent à l’insertion, c’est aussi ce que la psychanalyse décrit, à savoir que le désir ne se repère que dans le lapsus, le ratage, le mot qui manque, ou qui n’est pas à sa juste place… Moins captifs que les adultes par rapport aux valeurs de la société dans laquelle pourtant ils fonctionnent, les adolescents, toujours un peu marginaux, viennent questionner la légitimité de ces valeurs, et surtout leur ancrage ou non dans le désir des adultes.

En ce sens ils réveillent et relancent la subjectivité de chacun, cette subjectivité qui est toujours un peu en dehors. C’est cette extériorité du désir du sujet qui nous permet de tenir une parole personnelle et de l’inscrire dans un texte commun, c’est-à-dire de nous reconnaître dans l’altérité.

C’est là aussi que réside l’identité du travailleur social : dans le fait de savoir accueillir l’autre dans la parole, parole qui est notre seul domicile subjectif.

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* ce texte s’inspire largement d’un exposé publié dans « Le Trimestre Psychanalytique », 1996.